Quelque part à Lyon dans un collège, les cloches de la récré viennent de sonner. Les chaises grincent sur le sol, le brouhaha se fait de plus en plus fort pour terminer dans un raffut puissant. C’est la fin du cours et la classe des deux garçons se vide peu à peu. Ils sortent pour s’engouffrer dans le couloir blindé d’élèves avec leurs sacs à dos énormes qui font quinze fois leurs poids, la circulation est difficile à cause des imbéciles qui squattent le sol au lieu de sortir et les deux garçons jouent des coudes pour atteindre le détour du couloir où se trouve les escaliers qui leur permettra de rejoindre l’air pur de la cour de récré. Une fois dehors et le flux d’élève dissipé, une vue d’ensemble s’offrit à eux. La cour était divisée en trois parties. Tout au fond, en face d’eux, se trouvait une grande haie qui délimitait la fin de la cour et le début du parking des professeurs, personne ne restait là pour les vingt minutes de pause car on s’y faisait constamment chasser, trop dangereux qu’ils disaient, à cause des voitures. Sur toute la partie droite, se trouvait la barrière qui donnait sur la rue et qui symbolisait la frontière entre le milieu carcéral scolaire et le monde extérieur. La barrière était longée par des arbustes hauts en taille mais peu fourni et qui se voulaient d’empêcher tout contact avec la civilisation humaine du dehors, mais malin comme des singes, les élèves en avaient fait leur « coin fumette » en se camouflant derrière la verdure d’où remontait d’épais nuages de fumée. À gauche se trouvait le bâtiment d’où venaient les deux comparses. Beaucoup de monde était assis dos au mur du collège, chacun vacant à ses occupations, certains terminant leurs devoirs à la hâte, d'autres finissant leurs nuits et la plupart courant après les filles (souvent sans succès). Depuis quelque temps déjà, l’organisation pénitentiaire avait autorisé une vente de croissants et de pains au chocolat pendant la récré du matin. Le principe était simple, les « vendeurs » de pâtisseries (des élèves en réalité) se trouvaient dans une salle au rez-de-chaussée dont la double porte-fenêtre donnait sur la cour. Les élèves venaient naturellement s’entasser dessous comme les miséreux sous les fenêtres du Vatican, chacun courant après l’espoir qu’il resterait assez de ses trésors beurrés jusqu’à son tour sinon ce serait la fin, le bout du rouleau, la dépression. Le p’tit déj de sept heures et demie déjà pratiquement digéré, il faudrait survivre jusqu’au premier service de la cantine et essayer de ne pas tomber d’inanition d’ici-là. C’est donc sur cette masse grouillante et hurlante que se posa le regard des collégiens. L’un des deux prit la parole : - Putain, y m’dégoûte à s’entasser comme des rats fuyant la montée des eaux mais bordel aujourd’hui j’ai rien pris à manger pour la récré… C’est à ce moment-là qu’un gargouillis bruyant remonta du plus profond de son ventre. Ils se regardèrent. - Ethno t’aurais pas d’la monnaie pour que j’me paie un truc à manger ? - Rha tu fais chier ! Il mit sa main dans la poche de son jean, un bruit de ferraille se fit entendre. Il en tira quelques pièces et fit le compte. - J’ai un franc cinquante, j’te les file mais ça va te coûter cher. - Ben j’te rendrais la même somme quoi… - Rien à faire du fric, j’ai plus de cigarettes, y avait plus de paquets de dix au tabac ce matin. L’autre tira ses Camel de sa veste, jeta un bref coup d’œil dans le paquet et dit : - M’en reste que trois pour la journée… - Ben donne m’en une et puis j’vais réfléchir à autre chose en attendant. L’autre tendit la main pour recevoir l’argent et ils se mirent en route vers l’afflux de monde. Pouvoir bénéficier des pains au chocolat du centre pénitentiaire relevait du défi, pouvoir approcher de la fenêtre, du miracle. Les vendeurs qui avaient le même âge que les acheteurs étaient souvent débordés par cette masse de bras tendus qui réclamait qu’on les nourrisse pendant que les Pions étaient tranquillement installés sur une chaise dans le fond de la pièce à tailler le bout de gras. Pour pouvoir traverser cette masse grouillante il n’y avait qu’une solution, la technique dite « du bélier ». - Ethno va falloir qu’tu m’pousses sinon on n’y arrivera jamais mec ! - Ok, accroche-toi et garde les mains en avant, tu sais comme les zombies ! C’est alors qu’il empoigna fermement le sac de son camarade et commença à pousser de toutes ses forces. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette technique marchait parfaitement, alors certes dans leurs têtes de piafs ils s’attendaient à voir les gens se pousser comme Charleton Heston arrive à séparer les eaux dans Les Dix Commandements, mais il n’en reste pas moins que le résultat fut à la hauteur même si celui qui servait de « fendoir à foule » s’écrasait lamentablement contre chaque personne qu’il rencontrait. Les gens se poussaient malgré tout pour les laisser passer. Des cris de protestation émanaient de la foule : « Hé le grunge pousse pas ! » ou encore « Ho Cobain attends ton tour bordel ! ». Mais que nenni ! Il fallait ce pain au chocolat avant que les cloches ne retentissent. Ce fut chose faite après avoir bataillé pendant cinq bonnes minutes.
Une fois sortis de la marée humaine et l’encas en main, les deux collégiens allèrent se caler sous un arbre. Ils se connaissaient depuis le début de l’année scolaire, c’est-à-dire deux mois tout au plus et le seul évènement qu’ils avaient partagé était cette aventure. Ethno pris la parole : - Pourquoi ils t’appellent comme ça ? - Comment "comme ça" ? - Ben le grunge ou j’sais pas quoi, c’est bizarre comme nom… Adrien tourna la tête pour regarder son camarade, l’air interrogatif. - Parce que j’écoute du grunge, Nirvana ça ne te dit rien ? - Nan rien du tout, moi j’écoute du rock genre Supertramp, Queen et des trucs comme Dance Machine, Masterboy ou East 17 mais c’est tout… Le son de sa voix s’atténuait jusqu’à finir dans un murmure. - Écoute, Nirvana ça à rien avoir avec… tes… trucs là, le chanteur c’est tiré une balle dans la tête y a quelques années, il prenait d’la came et tout ! La musique est super sombre et y gueule comme un taré. Au mot « taré » Ethno releva la tête et dit : - Mais j’suis un taré moi ! C’est ça les t-shirts que tu portes ? - Merde t’es grave ! T’as jamais vu que c’était marqué Nirvana en gros dessus ? - Non pas franchement… mais ça me donne une idée, en échange du pain au chocolat tu me copies un de leur album sur casette, ça marche ? Adrien avala sa dernière bouchée, il avait des miettes coincées entre les dents et encore plus sur son t-shirt, il se leva, s’essuya et lui tendit la main. - Ok ça marche, amène-moi une cassette demain. - Que dalle ! TU fournis la cassette, j’t’ai filer un franc cinquante. Et il lui tapa dans la main. - T’énerves pas, j’te copierais Bleach, c’est leur premier album, tu verras ça tabasse, il sourit de toutes ses dents et continua. - Et après si tu es sage… Ethno se leva à son tour, intrigué, le sourire aux lèvres. - Après quoi ? - Ben si tu aimes bien j’connais pas mal de groupes qui font de la musique un peu plus nerveuse, Korn, Deftones… du néo metal.
Derrière eux, les cloches qui sonnaient la fin de la récré résonnaient dans un râle strident à perforer un tympan. Les deux amis échangèrent un bref regard et se mirent en route. Ils s’éloignèrent d’un pas lent et nonchalant, pas franchement pressé de retourner en cours. C’était en 1995, et voilà comment s’est passé mon premier contact avec la musique sombre. Le lendemain, la cassette était chez moi, un an plus tard le premier numéro de Metallian était entre mes mains et je découvrais par la même occasion le Metal Extrême. Je ne sais pas vraiment qui je dois remercier, mon ami de l’époque, le destin ou quoi que ce soit mais tout ce que je sais c’est que la vie nous réserve bien des surprises et que quand on me demande comment j’en suis arrivé à écouter du metal, je réponds en général : « Grâce à un pain au chocolat ! ».
Ethno
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